Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature française - Page 191

  • Le goût du monde

    « Le tempérament, c’est l’apprentissage d’un style de relation. C’est une sorte de « goût », c’est ce « goût du monde » que l’on acquiert très tôt dans la vie. Il y a des gens qui goûtent le monde de manière amère, d’autres qui le goûtent de manière sucrée ; il y a des goûteurs tristes, des goûteurs accueillants et des goûteurs hostiles. Et ce « goût du monde » explique nos réactions souriantes ou méfiantes, intellectuelles ou désespérées. Ce goût de monde est une empreinte très précoce. »

     

    Boris Cyrulnik, Je me souviens…

     

    Ecole russe Deux enfants à table.jpg
  • Cyrulnik se souvient

    « L’exil de l’enfance », ainsi s’intitule la présentation par Philippe Brenot du Je me souviens… de Boris Cyrulnik (Odile Jacob poches, 2010), les minutes de deux journées à Pondaurat et à Bordeaux, en septembre 2008. Le neuropsychiatre de la « résilience », né à Bordeaux en 1937, y a été séparé de ses parents juifs polonais en juillet 1942 (un ébéniste engagé dans la Légion, blessé au combat puis déporté vers Auschwitz, comme son épouse, résistante, un an plus tard). L’enfant est placé dans différentes familles d’accueil de la région, puis caché, arrêté en janvier 1944, évadé peu après. Il n’est revenu à Bordeaux qu’en 1985, plus de quarante ans après la guerre. 

     

    Du premier défilé de l’armée allemande auquel il ait assisté, lors de son entrée à Bordeaux, Cyrulnik se souvient qu’il était « tellement beau » qu’il ne s’expliquait pas alors pourquoi des gens pleuraient autour de lui. De même, il ignorera longtemps que le « pont Dora » de ses souvenirs désigne en réalité Pondaurat, où, employé dans une ferme, il dormait sur la paille dans une grange. « C’est difficile de rassembler les souvenirs en un ensemble cohérent. Je retrouve plutôt un patchwork d’où émergent des images très précises : des morceaux de vérités claires dans un ensemble flou, incertain. » Les enfants sans famille, à cette époque, n’avaient pas de valeur, on leur parle pas, on les fait travailler, on leur donne des coups. Mais en observant Adèle, la fille bossue de la ferme, que les hommes humilient en permanence, il comprend que c’est là une souffrance pire que les coups. La seule affection lui venait d’un « Grand » de l’Assistance publique, un garçon de quatorze ans, qui l’appelait « Pitchoun ».

     

    Cyrulnik creuse son expérience de « l’émotion enfouie » : aucun souvenir d’émotion, en fait, uniquement des images et des mots, son nom d’alors, « Jean Laborde ». A la source de sa vocation pour l’éthologie, la « psychologie animale », il y a  cette carence affective qu’il compensait alors en s’intéressant aux animaux, aux fourmis qui lui semblaient « les seuls êtres amusants, poétiques, intéressants ». Dans « le monde du vivant » se posent des questions fondamentales comme la finalité de la vie, le sens de la survie, des problèmes « vertigineux ». En retrouvant la ferme de Pondaurat, le puits où on l’envoyait puiser l’eau, il vérifie à quel point la mémoire n’est pas un simple retour du souvenir, mais une « représentation du passé ».


    L’impression forte provoquée par une gravure représentant Loth est ses filles sert d’appui à sa règle de vie : toujours aller de l’avant, ne pas pleurer ni se plaindre, ne pas se retourner, une véritable stratégie de survie pour lui comme pour « tous ceux qui enclenchent un processus de résilience ».

     

    Les circonstances de son arrestation, un matin, par des policiers français en lunettes noires (la nuit !) – la rue barrée par des soldats allemands, des camions, plusieurs tractions pour un enfant de six ans et demi – l’amènent à penser que « les adultes n’étaient pas des gens très sérieux ». « Ca m’a rendu complètement psychiatre et, très tôt, je me suis interrogé : « Quelle est cette manière d’établir des rapports entre les humains ? Il faut que je comprenne ce qui se passe dans la vie. » - C’est ainsi que je me suis mis à lire, à rencontrer des gens, à poser des questions. »

     

    Cyrulnik revient aussi sur son évasion de la synagogue où l’on avait regroupé les juifs arrêtés, un endroit « très beau et très gai » (des couleurs, de la lumière). Il s’y comporte en rebelle – l’insoumission, la force de désobéir font partie du processus résilient. Il ne s’agit pas de s’opposer à tout, mais de se déterminer par rapport à soi. « Les croyants m’inquiètent, les douteurs me rassurent. » Ecouter les adultes, il comprend très tôt que c’est une voie délétère : les cartons de lait Nestlé servent d’appât pour regrouper les enfants, il se tient à part, se cache sous le plafond des toilettes, parvient à s’enfuir. Cette évasion réussie explique sans doute l’absence chez lui de syndrome psychotraumatique. « Car, même enfant, je pensais ainsi : « Ils ne m’auront pas, il y a toujours une solution. » »

    Il se souvient de l’ambulance et de la belle dame blonde qui lui a fait signe quand il est sorti de la synagogue ; en réalité, c’était une camionnette et Mme Descoubès, retrouvée grâce à France 3 Aquitaine, une vieille dame aux cheveux blancs. Les lieux retrouvés sont moins vastes que dans sa mémoire. « En fait, c’est le faux souvenir qui a rendu mon souvenir cohérent, puisque le réel était folie. » Le remaniement du passé est un facteur de résilience, sinon on reste prisonnier de son histoire. Boris Cyrulnik, à Bordeaux, en 44, a su provoquer la chance, et la chance lui a souri. Son
    Je me souviens…, comme l’a écrit Bernard Olivier Lancelot sur son blog, est « profondément émouvant ».

  • Comment lui dire

    « Comment lui dire que déjà maintenant, ici, dans sa cuisine, j’ai l’impression
    de trahir mes parents, ma famille, mes origines ? Que depuis des semaines j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, de pas bien ? Qu’en moi bouillonnent des sentiments confus, mêlés de révoltes et de remords ? Comment lui faire comprendre que ce n’est pas bien pour une musulmane de sortir avec
    un non-musulman ? J’essaie de le lui expliquer, mais il refuse d’accepter ce que je dis. « Nora, je ne crois pas que l’amour peut être une chose contraire à la religion, peu importe laquelle. Ca ne peut pas être un péché d’aimer quelqu’un qui, par hasard de naissance, n’a pas la même religion. Il faut se libérer de ces pensées-là, de ces règles qui excluent, qui interdisent, qui blessent et séparent. » J’ai les larmes aux yeux, je serre sa main. Au fond de moi, je sais qu’il a raison, mais mes parents, ils ne comprendront pas. »

    Verena Hanf, Les vendredis de Vincent

    main-de-fatima-khomsa.png
  • Le choix de Nora

    La Nora d’Ibsen, à la fin de Maison de Poupée, quitte mari et enfants : « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi, dit-elle à Torvald, ou au moins que je dois essayer de le devenir. » J’ai pensé à ce personnage en refermant Les vendredis de Vincent, le premier roman de Verena Hanf, dont l’héroïne, d’origine marocaine, porte le même prénom et va se retrouver elle aussi, à vingt-trois ans, face à un choix.

    Nora est l’aînée, la fille modèle aux yeux de ses parents venus s’installer en Belgique. Son père n’y a jamais trouvé de vrai boulot, sa mère a travaillé comme femme de ménage pour assurer la situation de leurs trois enfants. Pour permettre à son frère Samir de poursuivre des études supérieures, Nora a renoncé aux siennes et gagne sa vie comme aide-ménagère. « Je n’aime pas aller chez de nouveaux clients. Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être qu’ils ont un chien. J’ai peur des chiens. Ils aboient, ils puent. Ils tournent autour de moi. J’ai dit à Bernard, mon chef, que je n’irai pas chez des gens qui ont des chiens. Les chats je n’adore pas non plus d’ailleurs, mais bon, je les supporte. Mieux que les chiens, même mieux que les gens bizarres. »

    Sa sœur Sara, seize ans, a été tout de suite de son côté quand, lors d’un séjour au Maroc, à l’heure de la sieste, elles ont entendu une tante conseiller à leur mère de marier sa fille aînée : « Faut pas trop attendre, tu sais, pas qu’elle tombe amoureuse d’un blondinet. » Sara, Nora le sait, porte des rêves encore plus forts que les siens. Dans son agenda, elle a lu ces mots : « Je veux être femme, sans contrainte aucune, je veux vivre, aimer, goûter à tout. M’envoler au-delà du bleu, m’enfuir, vivre. »

    117, rue des Roses. Nora se demande à quoi s’attendre chez le nouveau client qui fait appel à ses services, Vincent Vermeersch. Tant de gens sont bourrés de préjugés – « Ils ne sont pas vraiment méchants, juste ignorants, juste craintifs. » Mais il y a aussi des clients « ouverts, gentils, attachants ». Celui qui lui ouvre la porte a des yeux « vert-lac-de-montagne » si brillants que la tête lui en tourne. Désormais, elle va le retrouver tous les vendredis, pour trois heures de ménage, dans une maison qui sent bon le tabac et le bois. Un jour qu’elle attend avec de plus en plus d’impatience. Les cheveux bien lavés sous son voile, des vêtements choisis, pas trop chic, mais seyants, même si dans sa tête une voix rappelle que « de toute façon, c’est un blondinet, non-musulman, non-envisageable, non épousable, point barre ».

    La maison de Vincent est pleine de CD, il aime la musique. Attentionné, il la complimente un jour pour son beau sourire, elle en rougit – « On ne dit pas ça comme ça à une femme voilée ». Lui propose chaque fois un petit café avant de commencer, qu’elle refuse. Un jour où il est sorti pendant qu’elle nettoie, elle chante en passant l’aspirateur, « à faire trembler les murs ». Vincent est rentré sans qu’elle l’entende : « Incroyable, votre voix, vraiment incroyable. Vous prenez des cours ? »

    C’est seulement le septième vendredi que Nora accepte de boire un café avec Vincent. Son amie Laurence l’y a encouragée, puisque en Belgique où elle vit depuis qu’elle est bébé, ce n’est pas un crime de boire un café avec un client, par politesse,
    et que cet homme lui plaît. Nora porte le voile pour faire plaisir à ses parents, même si ma mère n’en portait pas quand elle a commencé à travailler, mais aujourd’hui, dans certains quartiers de Bruxelles, « on se fait presque mal voir si, en tant que Marocaine, on n’en porte pas. Ma mère ne sort plus sans voile. » Nora s’est habituée à le porter aussi, « ça sécurise ». Autour d’un café, Vincent et Nora se découvrent : il compose de petites mélodies publicitaires, préférerait se consacrer à de la musique de qualité. Il l’encourage à se présenter à l’Académie, avec une telle voix, parle en passant de sa copine – Nora cache son désappointement comme elle peut.

    Ce qu’elle redoutait le plus se produit : un soir, sa mère lui annonce la visite d’un oncle de Tetouan, qui tient à lui présenter Hicham, le fils d’un voisin, un bon parti, « travailleur, dégourdi, pas moche ». Nora admire ses parents, des gens « bons et intelligents », mais comment leur faire comprendre qu’elle veut se choisir un mari elle-même ? Il le faudra pourtant, Vincent a rompu avec sa petite amie, lui a avoué ne rêver que d’elle. Bonheur d’être amoureuse, bonheur d’être aimée. Quand elle se décide à parler de Vincent chez elle, ses parents sont abasourdis, inquiets, furieux surtout de sa résistance. « Faut que tu l’oublies, Nora. »

    Née en Allemagne de père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf, qui a étudié en Belgique, retrace avec simplicité et justesse la condition d’une jeune femme, fille d’immigrés, entre deux cultures. Famille, religion, traditions, comment les concilier ? Comment être soi-même ? Les vendredis de Vincent, c’est un portrait de femme au moment crucial où elle choisit son avenir, non sans douleur. La couverture choisie par les Editions du Bord du Lot, la photo d’une jeune fille voilée, n’est pas des plus heureuses, trop réductrice pour ce récit d’une centaine de pages qui recrée avec authenticité, en mots de tous les jours, le parcours et les états d’âme d’une Nora en qui tant d’autres jeunes femmes se reconnaîtront, quand l’amour s’invite dans leur vie et bouscule leurs repères.

    (entre-deux)

  • Singularité

    « Un art s’ordonne sur l’économie irréductible de l’espèce humaine. Sa mesure n’est pas la proportion du corps, comme dans la statuaire antique, ou bien les géométries naturelles, la rigide observance des symétries cristallines ou végétales, ni même l’aléatoire des nuées dans le ciel. Il s’ordonne sur la mesure de la voix qui n’en finit pas de prévaloir dans l’instant, et où l’homme connaît les limites d’une singularité irréductible.

    La voix plus que le corps et son agir tient l’humain et l’homme, lui donne
    comme songe et fragrance le surgissement incomparable et la marque pressentie, suspectée. »

    Daniel Klébaner, L’art du peu

    Marin Marais Les voix humaines.jpg